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Un corps pour éveiller l’esprit, pour donner et faire corps

L’humain s’ancre dans le corps, berceau de l’esprit. Le philosophe G. Labey nous ouvre à leurs liens fondateurs. Ce qui nous façonne, nous transcende et nous rassemble pour ensemble faire corps et donner corps à notre foi.

À quoi bon se soucier de l’inéluctable explosion du soleil, qui surviendra dans quatre milliards et demi d’années, réduisant à rien toute vie terrienne ? Pourtant tout indique que les humains s’y préparent. J.-F. Lyotard raconte la fable d’un exode spatial pour échapper au désastre, ce à quoi songerait la technologie : « Rendre possible une pensée sans corps, qui persiste après la mort du corps humain.1 » écrit Lyotard. En vérité nous y sommes déjà : avec les machines à penser, les intelligences artificielles, « ça » commence à penser sans nous. 

Sauf que ces machines ne pensent pas. Certes les humains les pensent et les conçoivent mais ne les programment pas pour penser, chose qui serait contradictoire. Ce qu’on appelle penser n’est pas dérouler une rationalité logique, ni calculer. Si ces « machines » ne pensent pas, selon la vivante dynamique de l’esprit, c’est qu’elles n’ont pas de corps. Elles ne sont que des logiques matérialisées.

IL n’est rien, pour un humain, qui ne puisse faire sens sans passer par, mieux : sans s’ancrer dans le corps. Rien qui ne puisse faire sens si ce corps n’est pas un berceau pour l’esprit. Le langage, d’une infinité de façons, concrétise cette inséparabilité : ainsi par exemple un enfant, dit-on, est conçu : la gestation biologique, fût-ce en éprouvette, est enveloppée dans une pensée qui, dans la joie ou la douleur, envisage le petit être inconnu.

Corps et esprit

Les intelligences artificielles se demandent-elles quoi que ce soit ? Sont-elles affectées ? Souffrent-elles ? Sont-elles prises par le désir de l’autre, hantées par l’incomplétude sexuelle ? Ces questions signifient que penser, comme percevoir, c’est être exposé au cœur du monde, s’y interroger, s’y questionner, tel un œil, telle une oreille aux aguets. On accueille ce qui se présente, on le laisse venir dans son étrangeté, on suspend le jugement. De là une exploration tâtonnante, dans l’opacité des choses et des êtres, au fil de quoi s’élabore du sens. On verra, on entendra, on pensera vraiment si on résiste aux sirènes du déjà vu, entendu, pensé ce en quoi se pressent une exigence de liberté. Un ami neurologue me rappelle que le cerveau n’est pas d’abord instance de « commandement » des organes, mais centre d’« accueil », de réception des informations sensorielles, capacité de stockage, de classement, d’intégration de l’information dans les structures de l’émotion, à partir de quoi seulement la raison et l’action peuvent s’ajuster.

L’esprit ne cesse d’arracher le corps à la simplicité de son être biologique, en en faisant le lieu d’un monde symbolique qui le transcende sans le quitter, où la voix se fait parole adressée, et le regard perception de l’identité immaîtrisable d’autrui.

Ainsi respirons-nous, mangeons-nous, parlons-nous. Un même ensemble d’organes permet, par consommation, le maintien de la vie biologique, en même temps que s’y fraient, dans la saveur des voix et l’articulation du verbe, les voies du rapport aux autres, de la reconnaissance mutuelle, et s’y dresse la question éthique. Bientôt l’expérience nous fera dire : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole … », et davantage, qui sait ?, « … qui sort de la bouche de Dieu. »

Autrui

Nous voyons le visage d’autrui, sommes sensibles à son aspect, et dans le même mouvement qui nous le fait percevoir, nous saisissons que, transcendant sa forme visible, ce visage nous vise, que l’« être  se présente à nous personnellement », et qu’en conséquence « le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs2 », dit É. Lévinas. À nouveau voici l’éthique.

Sexués, les corps sont saisis par une attirance irrépressible, et, dans la totalité d’eux-mêmes, les êtres manifestent le besoin qu’ils ont du corps de l’autre. Mais « le besoin de l’homme porte la marque de l’esprit, c’est-à-dire du désir de l’autre3 », dit D. Vasse. Le désir naît de la relation d’un corps à un autre corps, renonce à l’impossible possession de l’autre, affirme, respecte, aime sa différence singulière, son irréductible présence, ce qu’aucune étreinte même la plus passionnée ne peut dissoudre.

Plus étrange, peut-être, le rapport entre penser et souffrir. C’est qu’il n’est pas aisé de penser, puisqu’alors on s’expose à ne pas savoir, à affronter l’incertain, à commencer par ignorer ce qu’on cherche, comment on va le formuler, selon quelle règle – tant de mots, tant de phrases possibles… La logique technologique pousserait volontiers à aligner la pensée sur le jeu, sur la performance, gênée par le temps qu’elle fait perdre. Mais elle ignore la « douleur de penser4 » dit Lyotard, car penser c’est s’avancer démuni, chercher ce qui n’a pas été pensé encore, rester fidèle à l’exigence de l’écoute patiente. Penser, au fond, c’est faire l’épreuve du manque, de la finitude, à laquelle le corps voue l’esprit.

Et quand le corps s’absente ? Ici la tradition chrétienne exemplifie quelque chose d’essentiel. « Le christianisme s’est institué sur la perte d’un corps5 » rappelle M. de Certeau. En réponse à Marie de Magdala : le corps de Jésus « où l’as-tu mis ? », se sont édifiées des institutions – Église, Eucharistie – des paroles, des corpus textuels, « effets et substituts de cette absence6 », par quoi les fidèles se rassemblent, font corps, et donnent corps à leur foi. Ainsi de nos défunts, dont la présence est réellement signifiée quand nous faisons corps autour de leur mémoire. De même encore faisons-nous corps au nom des idéaux absents, pour leur donner corps.

Quand le soleil explosera, il n’y aura plus ni vie ni mort sur terre, plus personne pour faire mémoire du monde et de l’histoire, témoigner de l’événement, le rappeler, le penser. On ne peut songer sans mélancolie à ceci que l’événement même n’aura que faire de la merveille qu’aura été le corps humain habité d’esprit.

Gildas Labey
 
  1. J.-F. Lyotard, L’inhumain, Éd. Klincksieck, p. 23.
  2. E. Levinas, « Esprit et visage », in Difficile liberté, p. 20 et in Totalité et infini, p. 172, 
    Biblio-Essais/Livre de poche.
  3. Denis Vasse, Le temps du désir, Éd. du Seuil, p. 21.
  4. J.-F. Lyotard, ibidem, p 28.
  5. Michel de Certeau, La fable mystique, Éd. Gallimard, p. 109.
  6. M. de Certeau, ibidem p. 110.

Gildas Labey, agrégé de philosophie, a enseigné en lycées et universités publics et privés (au Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris notamment) et en prison. Depuis 2012, dans la commune où il vit, il anime un atelier de réflexion philosophique.
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